Les yeux curieux de Christophe Philibert

Par Julio César Abad Vidal[1]. Traduit par Carolina Sánchez et Christophe Philibert. Texte publié dans le catalogue de l’exposition Christophe Philibert. Rin y Danubio, belleza en el corazón de Europa (Christophe Philibert. Le Rhin et Le Danube, la beauté du cœur de l’Europe). Madrid, Isegoría, 2023, p. 9-11.

Les yeux curieux de Christophe Philibert

Christophe Philibert, né à Strasbourg en 1946, est un peintre et aquarelliste, dont l’oeuvre, d’un grand intérêt, est présentée pour la première fois en Espagne dans cette exposition. Le langage utilisé par Philibert est, à dessein, celui de la peinture naïve. Tout est couleur, étonnement pour l’oeil, abondance de teintes vives. Ses paysages sont très vivants, ce qui peut surprendre de la part d’un homme flegmatique de 76 ans. Une joie de vivre qui semble manquer à beaucoup de nos jeunes, dans un monde de plus en plus atomisé et envahi par le solipsisme. Les peintures de Philibert nous émeuvent, car elles nous communiquent l’étonnement de continuer la vie.

Festung Ram an der Donau. 2022, huile sur toile, 40 x 50 cm

Pour présenter ce peintre en Espagne, nous avons choisi des oeuvres dans deux séries, chacune consacrée à un fleuve européen, le Rhin et le Danube. Ces deux fleuves, peints par Philibert à partir de 2013, constituent le thème de l’exposition[2].

Der Rheinfall. Les chutes du Rhin. 2022, huile sur toile, 40 x 50 cm

Le Rhin naît dans les Alpes, et se jette dans la Mer du Nord. Parmi les villes les plus importantes que le fleuve traverse ou longe, on peut citer Bâle, Strasbourg, Karlsruhe, Mannheim, Wiesbaden, Mayence, Coblence, Bonn, Cologne, Dusseldorf, Duisbourg, Nimègue et Rotterdam. De son côté, le Danube, né dans la Forêt Noire, traverse l’Allemagne, l’Autriche, la Slovaquie, la Hongrie, la Serbie et la Roumanie, arrosant quatre capitales, Vienne, Bratislava, Budapest et Belgrade. Le fleuve longe aussi la Croatie, la Bulgarie, la Moldavie et l’Ukraine. Le Danube se jette dans la Mer Noire par un delta en Roumanie. Avec 2850 km, le Danube est le second plus long fleuve d’Europe, après la Volga, entièrement en Russie.

Le Rhin et le Danube assurent une liaison entre de nombreux pays d’Europe, et Philibert a peint les pavillons à l’arrière de certains navires, montrant ainsi la rencontre des cultures, des nations et des traditions des peuples européens vivant sur les bords du Rhin comme du Danube.

Esztergom und die Donau. 2020, huile sur toile, 38 x 46 cm

Dans une lettre qu’il avait envoyée le 17 août 1838 au peintre Louis Boulanger, Victor Hugo affirmait, après son voyage consacré au Rhin:

Les fleuves charrient les idées aussi bien que les marchandises. Tout a son rôle magnifique dans la création. Les fleuves, comme d’immenses clairons, chantent à l’océan la beauté de la terre, la culture des champs, la splendeur des villes et la gloire des hommes[3].

 Dans la plupart des peintures de notre exposition, le cours du fleuve est peint parallèlement aux limites horizontales du tableau, les navires étant alors vus de profil. Mais dans certaines peintures, des vues à vol d’oiseau permettent de survoler le paysage, comme par magie.

  La représentation directe si émouvante utilisée par Christophe Philibert ne touche pas seulement l’oeil, mais aussi la pensée. Dans ses oeuvres, notre peintre donne des informations qui dépassent les aspects purement visuels. Ainsi par exemple, certaines représentations montrent des variations notables dans l’échelle des différents éléments peints. Une hiérarchisation qui le conduit à accorder une taille plus grande à ce qui lui semble plus important au plan symbolique, comme font les enfants dans leurs dessins, ou comme le faisaient les peintres religieux du Moyen-Âge dans leurs sublimes oeuvres. Ainsi apparaît, dans une de ses plus belles peintures, la forteresse de Ram, en Serbie, sur le bord du Danube[4].

  Un autre des éléments fondamentaux de la poétique de Philibert repose sur le parcours du fleuve, c’est pourquoi ses séries présentent un caractère séquentiel, une valeur documentaire dépassant nettement une image neutre ou objective, comme il arrive souvent dans de nombreuses stratégies artistiques contemporaines qui n’atteignent pas une valeur documentaire sérieuse et restent anecdotiques.

Les escales retenues par notre peintre ont une dimension symbolique. Elles se succèdent selon un schéma que Philibert avait déjà utilisé en 2002 dans une série d’aquarelles consacrées au réseau ferroviaire de l’Etat de New York à l’occasion de voyages en chemin de fer de cet Etat jusqu’à Toronto, au Canada[5].

Pour les lecteurs espagnols les plus confirmés, il y a le souvenir des poèmes qui identifient régulièrement les fleuves à la vie humaine et leur embouchure au décès des êtres humains. Nous pensons, bien sûr, aux «Couplets sur la mort de mon père» (Coplas a la muerte de mi padre), composés par Jorge Manrique (1440-1479), récitant le troisième couplet de sa poésie comme suit:

Nos vies sont les fleuves

qui se jettent dans la mer

qu’est la mort;

là se termine et s’éteint

notre puissance[6].

     Au delà de ces mots, les peintures de Christophe Philibert, plus que vers le memento mori («Souviens-toi que tu vas mourir»), semblent aller vers le maximum du carpe diem («Profite bien de la journée!»). Nous sommes de passage dans le royaume qu’est la terre, mais nous ne devons pas y perdre notre joie, il faut la garder. Le monde que nous propose Philibert répand ses merveilles, avec le miracle de la vie. Et, à terme, le devoir de préserver le souvenir de notre culture, dans une ère où sa destruction est programmée. Et ainsi, nous pourrons nous unir au souhait du peintre quand, se référant au Rhin, fleuve sur la rive duquel il naquit il y a trois-quarts de siècle, et à qui il accorde depuis 2013 une attention continue, il écrit: «Que ce beau et puissant fleuve continue à maintenir la paix et l’harmonie entre les peuples du Vieux Continent!»[7].

Die Donau in Serbien. Le Danube en Serbie. 2022, huile sur toile, 33 x 41 cm

[1] Julio Cesar Abad Vidal est titulaire du Prix Extraordinaire en Doctorat de Philosophie et Lettres de l’Université Autonome de Madrid. Il est Docteur en Philosophie (domaine de l’Esthétique et Théorie des Arts), Licencié en Histoire de l’Art, et Licencié en Etudes sur l’Asie Orientale (UAM).

[2] Plus récemment, en 2022, il a commencé une série de peintures du fleuve Mississippi.

[3] Dans la même lettre, il rappelle à son ami peintre ce qu’il lui a dit en d’autres occasions: «de tous les fleuves, je préfère le Rhin». 

[4] Dans son coin inférieur de droite, Philibert a écrit le nom de la forteresse en allemand, «Festung Ram an der Donau».

[5] Aquarelles avec des textes manuscrits du peintre lui même, en anglais et en français dans le livre Christophe Philibert – New York Railroads – Chemins de fer dans l’Etat de New York. Paris, Cité-Press 2009.

[6] «Nuestras vidas son los ríos / que van a dar en la mar, / qu’es el morir; / allí van los señoríos / derechos a se acabar / e consumir».  Et il continue, ce qui représente une affirmation de la vanité de toute chose (vanitas vanitatum et omnia vanitas): «allí los ríos caudales, / allí los otros medianos / e más chicos; / allegados, son iguales / los que viven por sus manos / e los ricos» (Là-bas les grands fleuves/là-bas les moyens/et les plus petits/les voisins sont égaux, ceux qui vivent de leurs mains/et les riches). Manrique, Jorge: Poésie. Ed. José-Manuel Alda Tesán, Madrid, Cátedra. 1999 p. 149. L’expression n’est pas personnelle à Manrique mais sa popularité l’a converti en proverbe, ainsi que par exemple dans son Rimado del Palacio, López de Ayala (1332-1406). Dans son couplet 271 est écrit: «Todas estas rriquezas son niebla e rroçío; / onrras e orgullos e aqueste loco brío: / echase omne sano e amanesçe frío; / ca nuestra vida corre como agua de rrío» (Toutes ces richesses sont brouillard et rosée / notre vie s’écoule comme l’eau d’une rivière» López de Ayala, Pero: Rimado del Palacio Ed. de German Orduna, Madrid, Castalia, 1991, p. 173.

[7] Christophe Philibert: «Rhenus superbus», Christophe Philibert. Rhenus superbus. Bâle, Friedrich Reinhardt, 2022, p. 9.

Die Donau in Ulm. 2023, huile sur toile, 38 x 46 cm

Acerca de juliocesarabadvidal

Julio César Abad Vidal es Premio Extraordinario de Doctorado en Filosofía y Letras por la Universidad Autónoma de Madrid, es Doctor en Filosofía (Área de Estética y Teoría de las Artes), Licenciado en Historia del Arte y Licenciado en Estudios de Asia Oriental, asimismo por la UAM. Desde su primera publicación, en 2000 y, en sus proyectos como docente y comisario, se ha dedicado a la reflexión sobre la cultura contemporánea con tanta pasión como espíritu crítico. Crédito de la imagen: retrato realizado por Daniela Guglielmetti (colectivo Dibujo a Domicilio); más información en https://juliocesarabadvidal.wordpress.com/2015/07/29/dibujo-a-domicilio-un-cautivador-proyecto-colectivo-socio-artistico/

Deja un comentario